16
Entre les tourbillons de brume, glissant comme des derviches sur l’eau de la baie, se devinaient les empilages effrénés d’immeubles, d’échangeurs et de ponts déjà gangrenés par la lèpre du bidonville. Une course de vitesse s’était engagée entre le gigantesque chantier de New Bombay, la ville satellite érigée au sud de Mumbai, et l’afflux massif des miséreux attirés par le mirage économique de la métropole du Maharashtra.
Accoudé au bastingage du pont supérieur, Mark regardait se dévoiler les contours de l’ancienne et mythique Bombay. Il n’avait pas dormi plus de deux heures, et pourtant il ne ressentait aucune fatigue. Il comprenait maintenant ce qu’Indrani voulait dire lorsqu’elle prétendait avoir été la gardienne de la jeunesse de Jean Hébert. Elle entretenait la flamme du désir avec une vigilance de tous les instants. Il s’était endormi et réveillé en elle, et il avait éprouvé, en se retirant, la sensation d’être expulsé du ventre des origines. L’énergie qui fredonnait dans son corps se transformait à présent en une tension intérieure qui décuplait ses perceptions et lui donnait l’impression d’être un fauve en chasse.
Indrani discutait quelques mètres plus loin avec le capitaine du cargo, qui semblait, à en juger par sa présence et ses regards insistants, très attiré par sa passagère. Il se disait adepte du jaïnisme, mais il était manifestement bien loin d’avoir atteint le détachement propre aux digambara, les « vêtus du ciel ». Mark n’aimait pas ce petit homme au discours aussi faux que ses sourires. Sans doute y avait-il une part de dépit dans ce ressentiment, car, en s’accaparant Indrani, le capitaine l’empêchait de prolonger l’enchantement de la nuit. Elle semblait éprouver les mêmes sentiments que lui, d’ailleurs, à en juger par les regards à la fois implorants et désolés qu’elle lui lançait de temps à autre. Il la trouvait particulièrement belle dans la lumière douce de la baie. Même si elle n’avait rien dévoilé de son mystère, il avait l’impression de la connaître de façon plus intime que les autres femmes qui s’étaient immiscées plus ou moins durablement dans son existence. Cette rencontre resterait une brève parenthèse dans sa vie, l’un de ces moments rares où deux êtres se relient, et il maudissait le capitaine de lui dérober des heures d’autant plus précieuses qu’elles étaient comptées.
Le Ganesh laissa sur sa gauche la corne sud de Colaba et ses couronnes d’immeubles clairs, et pénétra dans le port de Mumbai. A droite, sur le continent, les anneaux du serpent autoroutier se resserraient peu à peu sur les sept îles jadis occupées par les pêcheurs Koli. La chaleur moite fixait les odeurs de sel, de gasoil et de putréfaction. Une noria de navettes sillonnaient la baie entre l’île d’Elephanta et un pompeux arc de triomphe en basalte jaune, la Gateway of India, précisa le capitaine.
La fébrilité gagnait Mark au fur et à mesure que le cargo se rapprochait de Dhakka Baucha, son quai de destination. Déjà les hommes d’équipage, houspillés par les quartiers-maîtres, couraient dans tous les sens pour préparer l’accostage. Le capitaine s’éloigna à regret d’Indrani pour s’enfermer dans la cabine de pilotage. Un géant des mers, un tanker, se dirigeait vers le large en abandonnant un imposant sillage sur l’eau parsemée de détritus et de taches d’huile. Le cargo effectua une boucle pour se présenter parallèlement au mur de soutènement bordé de pneus. Anxieux tout à coup, Mark reporta son attention sur les hangars et les entrepôts dont la rouille se diluait dans le gris des pavés et des conteneurs métalliques. Fred lui manquait bien davantage qu’il ne l’aurait pensé : c’était ensemble qu’ils étaient venus en Inde, c’était ensemble qu’ils auraient dû en repartir. Il ne distingua rien de suspect dans les mouvements qui agitaient les docks. Des chariots élévateurs, des camions, des hommes convergeaient vers le quai. Le soleil ne parvenait pas à percer le voile gris et permanent qui estompait le ciel. Brillant comme un œil pernicieux, il dispensait une chaleur lourde, figée, malsaine.
« Rien ne t’oblige à m’accompagner... »
Indrani s’était rapprochée de lui. Ses cheveux agités par la brise dansaient sur ses épaules. Elle extirpa la pochette en cuir de son choli. Il entrevit furtivement la naissance de ses seins par l’échancrure, et toutes les sensations de la nuit lui revinrent en bloc.
« Jean Hébert voulait qu’il te soit remis, poursuivit-elle en lui tendant la serviette. Prends-le et fonce à l’aéroport de Sahar. Le reste ne te concerne pas. »
Il plongea pendant quelques secondes dans ses yeux couleur de terre brûlée.
« Comment ne pas se sentir concerné ? murmura-t-il – il se rendait compte en cet instant qu’il l’aurait suivie en enfer dans le seul but de retarder l’heure de la séparation. Le problème posé par l’invention d’Hébert intéresse des centaines de millions d’hommes.
— Par les inventions d’Hébert...
— Comment ça, les inventions ? »
Le ululement grave de la sirène du cargo couvrit le son de sa voix. Le bateau parvint à caler avec une douceur surprenante ses cent mètres de longueur et ses vingt mètres de hauteur contre le quai. Les pneus suspendus, comprimés par le fer de la coque, grincèrent en sourdine. Les perspectives fuyantes se peuplaient d’autres entrepôts, d’autres bâtiments, d’autres quais. Au loin résonnaient les cris des dockers, les grondements des moteurs, la rumeur sourde de Mumbai.
« La déesse Kali a deux faces, répondit-elle.
— Ce n’est pas une réponse... »
Elle n’eut pas le temps de lui en donner d’autre. Le capitaine avait jailli du poste de pilotage comme un diable de sa boîte. Elle remit précipitamment la pochette de cuir dans son choli et rajusta son sari. Mark eut envie de gifler le petit homme vêtu de blanc qui s’avançait vers eux, l’œil luisant et le torse bombé.
« Chalo, chalo, chalo ! »
Des colonnes industrieuses de dockers, vêtus de lungi et de chemises maculés de taches noires, transféraient le contenu des cales du bateau dans les camions bâchés alignés sur le quai.
L’homme et la femme qui se présentaient en haut de la passerelle correspondaient fidèlement à la description qu’en avait faite l’Indien à Mike et Abel.
Les deux hommes avaient roulé toute la nuit sur des routes éprouvantes et étaient arrivés aux alentours de midi en vue de Mumbai. Ils avaient traversé l’étroite bande de terre qui coupe la baie de Thana et relie le continent au quartier de Chembur. Progressant avec une lenteur exaspérante sur l’autoroute noyée sous les gaz d’échappement, ils s’étaient peu à peu enfoncés dans le cœur détraqué de la capitale du Maharashtra. Ils avaient erré un long moment dans le labyrinthe des rues étroites, engorgées, bordées d’enseignes criardes en hindi ou en marathi, de bâtiments victoriens à colonnades, de trottoirs pris d’assaut par une foule trépidante. Les manœuvres des bus à impériale et les caprices des vaches sacrées avaient fait sortir à plusieurs reprises Abel de ses gonds, et il avait fallu que Mike surmonte sa propre phobie du grouillement humain pour le ramener au calme. Craignant d’arriver trop tard, ils avaient regretté la mort de Duane, le seul homme qui aurait pu les conduire au laboratoire clandestin du Dalit. Ils n’avaient pas compris la réaction de leur compatriote américain dans le marais du littoral d’Oman. Il s’était imaginé qu’ils le faisaient descendre du 4x4 pour le liquider, alors qu’ils avaient seulement voulu lui permettre de se dégourdir les jambes et de prendre l’air. Ils étaient malheureusement arrivés trop tard pour le tirer de la terre mouvante : à l’emplacement de son corps n’était plus resté qu’un léger sillon rapidement effacé par la boue.
A l’issue d’une âpre négociation avec les gardiens du port – deux cents roupies pour chacun des trois fonctionnaires –, ils avaient obtenu l’autorisation de garer leur véhicule sur le quai de Dhakka Baucha. Ils avaient rangé la Maruti le long d’un entrepôt et s’étaient postés derrière un conteneur. Ils n’avaient pas eu à attendre longtemps, à peine une demi-heure, avant que la proue sombre du Ganesh ne crève les rideaux de brume tirés en permanence sur l’eau sale de la baie.
L’Indienne et son accompagnateur s’engagèrent sur le passerelle après avoir salué le capitaine du cargo, un petit homme sanglé dans un uniforme blanc qui semblait tout droit sorti de l’époque coloniale. La beauté de la fille, vêtue d’un sari et d’un choli verts, avait la puissance et la pureté d’une estampe. Rien à voir avec les charmes frelatés d’Ava-Joan. La tuer serait sans doute un crève-cœur, une faute de goût. L’homme, un Occidental métissé d’Asiatique, balayait les environs d’un regard soupçonneux, comme s’il avait subodoré leur présence à quelques mètres du bateau.
« Attention au mec », murmura Mike.
Abel ricana.
« Il faut se méfier des types qui ont du sang jaune dans les veines, insista le métis. Je sais de quoi je parle.
— Je m’en occupe, si tu veux, proposa Abel.
— D’accord, mais sois discret. »
Abel leva de chaque côté de son visage ses mains aux doigts écartés, un geste qui signifiait qu’il n’avait pas l’intention d’utiliser son revolver. Trop bruyant, trop voyant. Les dockers ne leur prêtaient aucune attention, concentrés sur leur travail, ployant sous le poids des sacs et des cartons. Des senteurs capiteuses s’immisçaient dans les odeurs d’essence et de transpiration. Les chariots élévateurs bourdonnaient comme des insectes obstinés.
Parvenus en bas de la passerelle, l’homme et la femme restèrent quelques instants immobiles, aux aguets, puis ils se dirigèrent d’un pas rapide vers la sortie du quai. Dans moins de dix secondes, ils passeraient à proximité du conteneur. Mike serra la crosse de son Beretta dans la poche de sa veste.
Mark saisit Indrani par le bras et la força à s’immobiliser. Elle grimaça, l’interrogea du regard. Il lui montra le conteneur posé à l’écart de l’agitation sur des palettes en bois. Il lui avait semblé percevoir un mouvement derrière un recoin scintillant de la grande caisse métallique. A nouveau, un poids douloureux pesait sur ses épaules et sa nuque, lui comprimait la poitrine. Une voix intérieure lui hurla de rebrousser chemin, de retourner se mêler à la foule des dockers et des membres de l’équipage. Indrani le fixait d’un air indécis. Le soleil troublé commençait à décliner. Les ombres, à peine perceptibles, des ombres d’ombres, s’allongeaient sur les pavés.
« Mark, tu me fais mal... »
A peine Indrani avait-elle prononcé ces paroles qu’une silhouette jaillit de l’arrière du conteneur et fondit sur elle. Mark entrevit un éclat métallique dans la main de l’homme, un métis au crâne rasé et vêtu d’un costume gris. Il voulut se porter au secours de la jeune femme, mais un deuxième homme surgit de l’autre côté. Un blond au costume clair, au visage de poupon et aux épaules de lutteur. Le métis posa son pistolet sur le ventre d’Indrani, la saisit par le poignet et la tira en direction d’un entrepôt. Mark n’eut pas le temps de s’interposer ni celui d’esquiver l’attaque du blond. Des doigts puissants, coupants, se refermèrent sur sa gorge comme des serres. Le choc le déséquilibra, il s’effondra sur le dos, son adversaire se laissa tomber sur lui de tout son poids. Le souffle coupé, Mark chercha de l’air. Un voile rouge lui glissa sur les yeux. Une vague de panique le balaya. Les arêtes des pavés lui meurtrissaient la nuque, les omoplates, le bassin. Il apercevait, au-dessus des orifices serrés et sombres de ses narines, les yeux clairs, presque blancs, de son adversaire, dont le souffle haletant et tiède lui effleurait le front. Obéissant à un instinct de survie, Mark cessa soudain de se débattre. Il obtint immédiatement ce qu’il recherchait : la pression des doigts sur son cou se relâcha. Pas beaucoup, mais suffisamment pour lui permettre de prendre une courte inspiration, de réoxygéner son cerveau. Il entendit des éclats de voix derrière lui, des bruits de pas. Galvanisé, il replia les jambes et tenta de lancer ses genoux sur la colonne vertébrale du blond. Ses deux premières tentatives demeurèrent infructueuses, mais elles lui permirent de desserrer l’étau. Puis il heurta quelque chose de dur, le coccyx de son adversaire sans doute. Il se sentit léger tout à coup. L’air s’engouffra dans sa gorge dégagée, afflua sous son crâne. Étourdi, c’est à peine s’il se rendit compte que l’autre se relevait et s’élançait en direction de l’entrepôt.
Il fut tout à coup cerné de silhouettes gesticulantes et braillardes. Des dockers, torse nu, peau brune, muscles luisants, qui l’aidèrent à se relever. Un coup de feu retentit, une balle percuta le montant métallique du conteneur. Des dockers baissèrent la tête, d’autres se jetèrent au sol. Mark vit, comme dans un brouillard, l’homme blond courir vers le bâtiment, lâcher une deuxième balle à l’aveuglette, bifurquer sur sa gauche et foncer vers un 4x4 de couleur grise stationné le long du mur.
Abrités derrière le conteneur, les dockers ne bougeaient plus. L’homme blond s’engouffra dans le 4x4. Il démarra aussitôt, effectua un demi-tour, accéléra et fonça tout droit vers la sortie de Dhakka Baucha. Hébété, le cou encore douloureux, Mark resta d’abord incapable de réagir.
Tout était fini. En moins d’une minute, les deux hommes avaient enlevé Indrani et récupéré le DVD de Jean Hébert. Leur intervention avait sans doute un rapport avec la disparition de Ramesh. Leur efficacité, leur sang froid dénotaient une longue habitude des opérations commandos. Et la probabilité de revoir Indrani en vie était quasiment nulle.
Mark fixa jusqu’au vertige le point clair du 4x4, ralenti par les camions, les rickshaws et les chariots élévateurs qui pullulaient sur le quai. Il s’élança soudain, traversa les rangs des dockers pétrifiés.
Rien n’était fini, au contraire ! Il longea l’entrepôt, accéléra l’allure, gagna peu à peu du terrain. Il n’avait pas l’habitude de courir – son emploi du temps ne lui laissait pas le temps de pratiquer le jogging, qu’il assimilait de surcroît à un supplice inutile – et rapidement, son cœur s’emballa, sa gorge le tirailla, ses poumons réclamèrent de l’air.
Le 4x4 louvoya entre les autres véhicules, sortit du périmètre de Dhakka Baucha, s’engagea sur un autre quai où un groupe de dockers s’affairaient au pied d’un tanker. Un chariot élévateur lui coupa la route. Il réussit à l’éviter au prix d’un brusque écart qui l’entraîna dans un tête-à-queue et le précipita contre un conteneur. Il faillit se renverser, se rétablit sur ses quatre roues, repartit après avoir percuté un bollard.
Mark, oubliant sa fatigue et la tétanie de ses jambes, se rapprocha encore. Il discernait, dans le lointain, les lumières clignotantes de voitures de police.
Le 4x4 bifurqua sur sa droite, se faufila entre deux hangars, sema la panique dans un groupe de marins. Les forces de Mark déclinaient, son cœur, comme un bec frénétique, lui martelait la cage thoracique et les tympans. Un semi-remorque, surgissant sur sa droite, le contraignit à se rencogner contre une cloison métallique. Il repéra le 4x4 au bout d’une allée enflammée par les rayons obliques du soleil. Au bord de l’évanouissement, il admit qu’il avait perdu toute chance de le rattraper.
C’est alors qu’il avisa un camion bâché à l’arrêt dans une allée transversale. Une discussion animée opposait le chauffeur, un sikh coiffé d’un turban rouge, et un gros homme debout devant la portière ouverte. Leurs éclats de voix couvraient le ronronnement du moteur. Leur querelle les accaparait à tel point qu’ils ne virent pas Mark s’approcher. C’est seulement lorsqu’il eut ouvert la portière du passager et qu’il se fut hissé sur la banquette que le chauffeur prit conscience de sa présence.
« I need your help, dit Mark, hors d’haleine. Quick... Thousand roupies for you if you can catch that car ! »
Une lueur vive éclaira les yeux du sikh, agrandis par l’étonnement.
« Show me the money first. »
Mark fouilla dans ses poches, sortit la liasse de billets que lui avait donnée Fred à l’hôpital de Mangalore, la posa sur le tableau de bord.
« Come on, get going !
— You’re the boss... »
Le sikh referma la portière sans plus se soucier des vociférations du gros homme, enclencha la première et écrasa l’accélérateur. Le camion, un vieil Ashok Leyland, hoqueta avant de s’ébranler pesamment.
« To the right !, cria Mark.
— OK, OK, you’re the boss. »
Le sikh tourna à droite sans lever le pied de la pédale d’accélérateur et corrigea d’un coup de volant le léger dérapage du train arrière. Mark chercha le 4X4 des yeux, crut distinguer un éclair gris dans le lointain. Le sikh jetait des regards intrigués sur le visage perlé de sueur de son passager, sur son cou strié de marques rouges. Le moteur ronflait comme une locomotive. Les secousses incessantes agitaient les guirlandes, les cadres et les images accrochées aux saillies du tableau de bord. Le camion prit peu à peu de la vitesse, mais Mark eut l’impression qu’une éternité s’était écoulée lorsqu’il atteignit l’extrémité de l’allée.
« To the left !
— OK, OK. »
Une voie perpendiculaire entre deux bâtiments. Toujours pas de 4x4. Mark se demanda s’il n’avait pas été victime d’une illusion d’optique. Il rencontrait les pires difficultés à battre le rappel de ses pensées, dispersées par l’extrême violence de sa course. Sa chemisette et son jeans, empoissés par la sueur, l’entravaient dans chacun de ses mouvements. Il faillit ordonner au sikh de rebrousser chemin, resta agrippé à sa première impression. L’allée, assez courte, débouchait sur une sorte de place carrée, traversée dans un sens par une voie ferrée et dans l’autre par une large route.
« Now, mister ? »
Mark regarda sur la droite, aperçut un camion dont la remorque dissimulait en partie une file étirée de véhicules.
« Mister ? »
Une série de hoquets secoua le camion pratiquement à l’arrêt. Mark remarqua le brusque écart effectué par un 4X4 gris au milieu de la file.
« Turn right ! Quick ! »
Le sikh obtempéra d’un hochement de tête empreint de fatalisme. Pour mille roupies, une somme qui représentait quatre mois de travail, il pouvait bien supporter les caprices d’un Occidental qui ne paraissait pas jouir de toute sa raison. Il lui fallut deux minutes et un feu opportunément rouge pour opérer sa jonction avec le semi-remorque.
« Pass it ! » ordonna Mark.
Le sikh amorça sa manœuvre de dépassement, mais le coup de klaxon strident d’une voiture qui venait en face l’obligea à freiner et à se rabattre en catastrophe. Il parvint à doubler à sa troisième tentative, avala sur son élan un van Allwyn-Nissan et une Peugeot 309, resta un moment sur la voie de gauche. Mark aperçut enfin le 4x4 gris qui roulait à une allure modérée une trentaine de mètres devant eux.
« Follow that car !
— The Maruti ? OK, you’re the boss. »
Arjan, le chauffeur, fourrageait à tout propos dans sa barbe noire et drue. Mark lui expliqua brièvement les raisons qui l’avaient amené à réquisitionner son camion et lui promit mille roupies supplémentaires s’il réussissait à garder le contact avec la Maruti dans les rues congestionnées de Mumbai. Le sikh devait livrer ses fruits et légumes avant seize heures au marché de gros de Kalbadevi – il serait en retard, comme souvent. Le camion lui appartenait – enfin, lui appartiendrait lorsqu’il aurait fini de payer son crédit –, et le gros homme avec lequel il s’était engueulé quelques instants plus tôt était un associé – pas vraiment un associé, un salopard qui profitait de son statut de fonctionnaire du port pour prélever une partie de la cargaison et la revendre en direct dans les quartiers friqués de la ville.
Ils étaient sortis du quartier des docks et avaient pris la direction de Kamathipura, le « quartier des filles dans les cages » avait précisé Arjan avec une lueur égrillarde dans le regard. Mark n’avait pas encore récupéré de sa course exténuante sur les quais. Il était parvenu à maintenir le contact avec les ravisseurs d’Indrani, mais l’énergie du désespoir ne suffirait sûrement pas à l’arracher de leurs griffes. Le phare arrière fracassé de la Maruti semait des éclats de verre. Elle resta un long moment bloquée derrière un bus à impériale. Arjan sortit un paquet de cigarettes d’une poche de sa tunique. Il fumait les mêmes blondes écœurantes que celles que Fred s’étaient achetées à Mangalore. Où était l’emmerdeur Cailloux à cette heure-ci ? Dans l’avion ? Sur son lit d’hôpital ? Ils ne s’étaient quittés que depuis deux jours et pourtant, Mark aurait juré qu’une éternité les séparait. De même, Indrani lui semblait n’avoir été qu’un rêve, une illusion, un souvenir enterré depuis des vies dans un coin de sa mémoire. Le couple espace-temps était encore plus relatif que ne l’avait démontré Einstein.
La foule débordait des trottoirs pour se déverser dans les rues. Il leur fallut plus d’une heure pour s’extraire du quartier de Kamathipura. Ils passèrent devant la gare du Mumbai Central, longèrent la voie ferrée jusqu’à l’Hippodrome de Mahalaxmi et suivirent la direction des aéroports. A plusieurs reprises, les feux, les flics, les piétons ou les vaches faillirent les couper définitivement de la Maruti, qu’ils rattrapèrent à la faveur d’un nouveau ralentissement ou d’une manœuvre audacieuse d’Arjan. Ils traversèrent les quartiers de Dadar et de Bandra, perdirent encore une heure sur le gigantesque pont de Mehim Creek, et pénétrèrent enfin au crépuscule dans le jhuggy, l’immense bidonville établi autour des aéroports de Santa-Cruz et de Sahar.
Le soleil couchant teintait de rouille les baraques en tôle, en bois, en tissu qui s’entassaient à l’infini de chaque côté de la double voie. Des gosses ballonnés et rieurs se baignaient dans l’eau croupie de mares à demi asséchées et cernées de bouches d’égout. Le linge qui pendait sur des fils de fer habillait de parures bigarrées le brun, l’ocre et le gris des matériaux. Parfois on apercevait la silhouette immaculée d’une religieuse en sari blanc sur un tas d’immondices autour duquel grouillaient, comme des vers, des hommes, des femmes et des enfants en quête de nourriture. Ceux-là, se moquant des considérations démocratiques comme de leur premier haillon, constituaient une mèche idéale pour les artificiers du Dalit et des autres mouvements fanatiques.
A chaque fois que le trafic l’obligeait à s’immobiliser, Arjan se penchait par la vitre de sa portière et surveillait l’arrière de son camion. Il expliqua que les bandes d’enfants qui rôdaient sur la route avaient la sale manie de détrousser les automobilistes, les taxis et les camionneurs. La délinquance armée avait progressé de façon spectaculaire depuis quelques années dans le jhuggy. Depuis, en fait, que les terroristes du Dalit avaient distribué des armes et affublé le pillage d’une aura révolutionnaire, juste et sacrée. Le sikh ne tenait pas à se faire piquer ses fruits et à perdre ainsi le bénéfice d’une journée de travail.
Mark comprenait maintenant que les deux ravisseurs d’Indrani poursuivaient le même but que lui : réunir les deux moitiés des travaux de Jean Hébert. Sans doute pour revendre le tout à une multinationale ou à un gouvernement. Ils épargneraient leur prisonnière tant qu’ils auraient besoin d’elle. Qu’y avait-il exactement dans le DVD et dans les ordinateurs du laboratoire clandestin du Dalit ? Le virus modifié d’Hébert renvoyait sans aucun doute à l’aspect destructeur de la déesse Kali, mais Indrani avait parlé d’une deuxième face...
La Maruti s’engagea sur une allée perpendiculaire qui se perdait dans le jhuggy. Arjan immobilisa son véhicule et refusa catégoriquement d’aller plus loin. Déjà, des ombres émergeaient de l’amoncellement de baraques et rôdaient autour du camion. Le sikh ouvrit la boîte à gants et s’empara d’une vieille pétoire rouillée qui datait probablement de la deuxième guerre mondiale.
« Now, mister, give me my money ! »
Son ton était devenu menaçant. Mark vit qu’il crevait de trouille et comprit qu’il n’en tirerait plus rien. Il lui tendit la liasse de billets et n’attendit pas qu’il les eût comptés pour descendre.
Une terrible odeur de putréfaction lui agressa les narines. Il eut l’impression, tout à coup, d’être tombé dans une fosse excrémentielle. La moiteur elle-même semblait sale, imprégnée de misère. A quelques mètres de lui, les yeux grands ouverts d’une fillette luisaient sur le clair-obscur. L’espace d’une fraction de seconde, il eut envie de se précipiter dans le camion et de lui offrir quelques fruits. Il y renonça parce que cela ne changerait rien, parce qu’on ne pouvait résoudre un problème en créant un nouveau problème, combattre une injustice en générant une autre injustice. Au loin, le clignotant de la Maruti brillait dans l’obscurité naissante comme une balise de détresse. Le 4x4 tourna à gauche et sombra dans le désordre des baraques et du linge suspendu.
Lorsque le camion d’Arjan se fut fondu dans le trafic, un sentiment de découragement étreignit Mark. Sa solitude prenait dans le silence du crépuscule une densité blessante, suffocante. L’ombre des mauvais jours se glissait sur la nuit pour étendre son empire sur l’ensemble du jhuggy. D’autres enfants tournaient autour de lui, curieux et farouches. La puanteur lui soulevait le cœur. Des lumières s’allumaient un peu partout, comme des étoiles prématurées et chétives.
La petite fille s’avança vers lui et tendit la main en émettant un gémissement plaintif qui trahissait, malgré son jeune âge, une longue expérience de la mendicité. Il fouilla ses poches : il n’avait plus une roupie, pas même une paisa sur lui. Il lui adressa un sourire navré puis, reprenant courage dans l’exemple de Joanna, dont ni le temps ni les difficultés n’avaient altéré la formidable énergie de battante, il marcha d’un pas rapide vers l’endroit où avait disparu la Maruti.